jeudi 19 mars 2015

L'industrie du jeu vidéo perd la mémoire

Cela fait déjà un long moment que je souhaitais écrire sur la problématique des archives dans le monde du jeu vidéo. Ces derniers, à la frontière entre produits culturels, divertissement et produits de consommation de masse ont largement évolué ces dernières années, passant du statut de simples jouets pour enfants à celui de média de masse (l'industrie du jeu vidéo dépasse en termes de chiffre d'affaires le cinéma et la musique réunis). Grâce à l'émergence d'une génération d'enseignants, chercheurs ou cliniciens qui ont grandi dans l'univers des jeux vidéo, ces derniers commencent à être constitués en objets de science. Ceci étant dit, l'histoire du jeu vidéo reste encore en grande partie à explorer.




A l'heure actuelle, l'immense majorité des études sur le jeu vidéo sont soit orientées vers les pratiques culturelles ou sociétales, soit basées sur des sources secondaires (presse spécialisée, anecdotes de vétérans de l'industrie, etc.). On oublie au passage que les jeux vidéo sont aujourd'hui créés par des multinationales et que l'histoire du jeu vidéo ne pourra pas se faire sans un accès aux sources écrites émanant de ces entreprises. Ces dernières sont bien peu soucieuses de la sauvegarde de leur propre patrimoine (elles ne conservent même pas des collections de jeux qu'elles ont développé, édité, distribué, etc.), alors ne parlons pas de leurs archives. De fait, l'industrie du jeu vidéo est actuellement dans une position similaire à celle des chaines de télévision il y a quinze ans (notamment France Télévisions, qui n'a commencé à se soucier de ses archives papier qu'à la faveur d'une commémoration).

Récemment, un article de Kotaku a remis sur le devant de la scène les problématiques de cette industrie qui perd totalement la mémoire. Petit rappel des faits : No One Lives Forever (à présent abrégé en NOLF) est un jeu d'action sorti en 2000 sur PC, développé par Monolith Games et édité par Fox Interactive. Le jeu exploite un moteur graphique nommé LithTech engine. Avec son univers original et son héroïne charismatique (à mille lieu des clichés féminins habituels dans le jeu vidéo), le jeu est devenu un classique. Un classique qu'il est aujourd'hui difficile de se procurer, ce qui a fait naître l'idée du studio de développement Night Dive de réaliser un remake du jeu original. Mais avant de pouvoir faire ce remake, il faudrait déjà savoir qui détient les droits de propriété intellectuelle sur la licence, et pour cela se replonger dans les archives...

Depuis la sortie du titre, de l'eau a coulé sous les ponts :
- Monolith Games a été racheté par Warner Bros.
- Fox Interactive pour sa part s'est fait racheter en 2003 par Vivendi, qui a depuis fusionné avec Activision pour donner le géant mondial Activision-Blizzard.
- En 2013, Activision-Blizzard a racheté ses actions à Vivendi pour 8 milliards de dollars et est donc redevenue indépendante.

Night Dive a donc contacté Warner Bros, qui a répondu qu'ils avaient peu être les droits d'exploitation de NOLF, mais qu'Activison sans doute également une partie, et qu'il faudrait voir avec eux. Après plusieurs allers et retours de correspondance, Activision a fini par concéder qu'ils « pourraient éventuellement avoir des droits sur le jeu » mais qu'il s'agissait « d'archives avant l'ère numérique, et donc qu'il s'agissait sans doute d'un contrat, dans une boîte, quelque part ». Sans savoir où, bien évidemment.

Pendant les négociations avec Warner, Night Dive a contacté 20th Century Fox, étant donné que Fox Interactive était le label d'édition de jeux vidéo de la 20th. Même constat que chez Activision, où l'entreprise ne savait pas si elle possédait des droits sur le jeu, tout en ajoutant qu'il « pourrait exister, ou non, des archives papier, mais que la localisation de ces archives n'était pas connue ».    

Personne donc chez Warner Bros., Activision ou 20th Century Fox n'a été capable de fournir le moindre document d'archives, mais toutes se sont réservées le droit de faire un procès au cas où  Night Dive sorte le remake commercial et qu'il s'avèrerait qu'elles aient un quelconque droit sur le jeu original.

Tout ça pour dire qu'il serait temps que l'industrie du jeu vidéo prenne en compte son histoire, car nous sommes aujourd'hui en train de perdre tout un pan du patrimoine sur les débuts du jeu vidéo, en France et dans le monde. Il y a encore 15 ans, la France comptait 15 000 emplois liés au jeu vidéo, contre 5000 à l'heure actuelle. Ce sont autant d'entreprises qui ont fermé leurs portes et dont leurs archives ont été détruites ou ont disparu, ce qui revient au même. Les historiens qui veulent travailler sur l'histoire du jeu vidéo dans notre pays sont obligés d'explorer des sources secondaires (comme les aides publiques au secteur ou les sources judiciaires) sans jamais avoir accès aux archives des entreprises. Gageons qu'Ubisoft, qui fêtera ses 30 ans en 2016 ouvre la voie...

1 commentaire:

  1. Sauvegarder la mémoire de la création et de la production du patrimoine vidéoludique français est la mission du Conservatoire National du jeu Vidéo (CNJV) créé en 2016 en partant de la même constatation. Il dispose déjà d'archives industrielles mises à disposition des chercheurs.
    www.cnjv.fr

    RépondreSupprimer